Article rédigé par
Alexis Durand Jeanson le 21 février 2019.
Le jardinier paysagiste Gilles Clément nous parlait déjà en
1996 du concept de « Jardin Planétaire »
pour envisager, de façon enchevêtrée, la diversité des êtres sur la
planète et le rôle gestionnaire de l’homme face à cette biodiversité, en considérant l’écologie comme intégrant
l’homme – le jardinier – dans le moindre de ses espaces.
En 2003, le « manifeste du tiers-paysage » sera publié pour semer l’idée qu’au sein du
« Jardin Planétaire », il existe un ensemble d’espaces où l’homme
abandonne l’évolution du paysage à la seule nature.
Depuis, le monde des sciences humaines et sociales
s’intéresse toujours plus aux friches, délaissés et autres « tiers-espaces »,
pour reprendre le terme proposé par le chercheur Hugues Bazin, convoquant
l’idée d’une « architecture fluide » se cultivant dans l’entre-deux, les marges, la
transdisciplinarité pour co-construire des solutions propres à chacun.
Tous ces activistes de l’écologie intégrale se retrouvent
autour de l’idée que « l’être total » doit pouvoir être mobilisé pour
répondre aux enjeux que nous offrent le XXIème siècle : réchauffement
climatique, augmentation du carbone atmosphérique, nouveaux modèles
socio-économiques, diminution de la biodiversité, uniformisation culturelle des
peuples, etc.
Face à cela, trois postures semblent exister pour le
chercheur André Micoud : l’une agirait sur notre « être
socio-politique » par l’authentification juridique et la proclamation de
droits et devoirs, une autre sur notre « être cognitif » par la
conceptualisation des idées, une autre enfin chercherait à mobiliser
« l’être sensible » par la figuration esthétique, provoquant des
effets d’adhésion à des figures symboliques.
Symbolique du sensible, c’est bien là la recherche de
Camille They.
Camille They au jardin éco-poétique du 16 bis (photographie de Jérôme
Panconi)
Artiste scénographe de jardins, elle cultive les signes
esthétiques, les émotions partagées et les traces communes depuis près de 40
ans. Elle possède à son actif de nombreuses expériences :
- un jardin, école de la vie, « le jardin
éco-poétique du 16 bis » à Saint Ouen sur Seine en Ile-de-France, qui se
relie à d’autres et essaime ses principes,
- des idées qui s’inscrivent dans un manifeste,« le manifeste de l’éco-poétisme », porté par l’association ViaPaysage,
- une « philosophie de l’habité » qui se
diffuse, notamment à l’Ecole Normale Supérieure de Paris à l’occasion d’une
conférence en 2013 ou au cours de projets internationaux de Recherche
universitaire depuis 2014 sur les questions de l’assistance à maîtrise d’usage,
de l’éducation interculturelle à l’environnement ou d’innovation sociale par la
recherche-action (cf. les travaux de Jean-Marc Lange, laboratoire LIRDEF –Université de Montpellier).
Faisant écho à l’idée de « Jardin en Mouvement »
initié à partir de 1985, voire avant, au
Jardin de la Vallée en Creuse par Gilles Clément, l’éco-poétisme s’inspire de
la friche. Espace de vie laissé au libre développement des espèces qui s’y
installent, le jardinier possède alors la possibilité de « faire le plus
possible avec, le moins possible contre ». En effet, l’esprit du jardin en
mouvement repose sur l’idée d’une interprétation constante des dynamiques en
jeu, cherchant non pas à maintenir une dynamique ou image établie mais de conserver un
équilibre plastique et biologique offert à la plus grande diversité possible, à
l’étonnement et à l’impermanence.
Les mains dans la terre et la tête dans les nuages, Camille
They sème ses jardins comme l’expression d’une « réalité imaginaire »
en convoquant l’esprit des lieux tout en appliquant l’idée « d’hérétopie »
de Michel Foucault, matérialisation
physique des utopies grâce à l’imaginaire de chacun, elle fait acte de résistance dans
la ville tout en cherchant à provoquer une addiction au jardin, qui devient
alors une nécessité absolue pour vivre avec la nature.
Ce sont quelques-uns de
ses principes qui sont mis en œuvre pour « être au monde » comme le
proposait l’écrivain Edouard Glissant.
Le jardin éco-poétique (photographie de Via Paysage)
Ainsi, l’éco-poétisme porte en lui des principes vivants,
que nous portons en chacun d’entre nous :
- l’écologie
comme un état de conscience, pour reprendre l’idée de Pierre Rabhi,
- une
philosophie de vie, qui nous relie à l'histoire de l'humanité depuis toujours, faisant
sens,
- une
démarche sensible pour remettre le Vivant au cœur de la démarche de vie de
l’individu, en initiant une action collective permettant d’en retirer ensemble
et individuel une essence de vie,
- « donner
envie » de donner la vie, de faire œuvre vivante, en prenant le jardin,
lieu d’expression à la portée du plus grand nombre, comme médium, réceptacle et
espace de création et d’expérimentation pour questionner, agir sur sa vie - qui
peut ainsi s’inscrire dans le cursus, le parcours de chacun,
- la
poétique des lieux, c’est tout ce que l’on peut exprimer par la poésie,
tout ce qui relie les lieux à l’Universel à travers l’expression poétique,
- une
initiation à l’écologie appliquée et à la création, qui se pratique seul et
à plusieurs.
- l’idée de
« repaysement » de ce qui nous entoure, comme l’exprime Yassir
Yebba, cuisiner anthropologue, où la cuisine nous relie à toute chose, à notre
histoire, au jardin, à la nature, au (à travers le) Vivant et vice versa, en
favorisant la transmission de nos pratiques, outil de partage et de renoue avec
le Vivant.
Ainsi, l’observation et le rêve sont convoqués dès les
débuts, utilisant les principes du « paysage emprunté » pour métisser
sa propre histoire à celle du lieu. Pour maximiser les chances de rassembler
des histoires dispersées, elle initie sur chaque projet un collectif d’artistes,
un groupe d’habitants, afin de favoriser l’émergence de lieux reliés à la
Nature-Culture.
Véritables laboratoires de création éco-poétique qui
défendrait « la biodiversité » végétale et artistique en milieu
urbain, les lieux se doivent d’être formateurs, participant de cette école de
la Vie qui est si chère à Camille They.
Ainsi, de jardin résistant, entendu par Gilles Clément comme
« l’ensemble des espaces publics et privés jardinés où se développement
toutes les diversités –biologiques ou culturelles – selon des critères d’équilibre
entre la nature et l’homme », la
friche en mouvement se relie, petit à petit, à d’autres lieux qui résonnent à
l’heure tour tout autant, s’entourant, semant, créant de la vie. L’idée
de « jungle urbaine » est alors initiée, participant de la
rencontre entre les hommes, le végétal et la Création.
L’éco-poétisme est donc sans doute une philosophie de vie
intéressante pour s’accorder à notre environnement.
Faire acte de résistance,
de création et de transmission et participer ainsi d’une ode à la vie, reliant
plus que cloisonnant, enrichissant plus qu’appauvrissant, semant plus
qu’infertilisant. Si chaque projet, chaque ville, chaque habitation étaient
pensés comme le jardin éco-poétique de Camille They, l’hospitalité par
l’altérité, l’interdépendance par la coopération et les singularités créatives
dans la diversité cultivée seraient sans doute les principes de notre société.
Qui sait, peut-être
demain, les territoires seront les reflets de l’éco-poétisme ?